La douleur de vivre
Qui ne l’a pas ressentie un jour ? Le psychiatre et théologien Maurice Bellet nous parle de ces personnes blessées dont la conviction profonde est double : il aurait mieux valu que je ne sois pas né(e) ; la vie est moche. Leur existence s’est enlisée dans le mortifère :
« L’impuissance ou le refus à vraiment naître, la contre-naissance qui est, pour qui l’éprouve, condamnation de son existence même.
La violence, qui fait de l’autre un esclave, une chose ; l’amour y est, en vérité, haine, et même plus bas ; mépris.
La solitude, l’enfermement en soi-même, et d’abord par le corps même : nul autre à aimer.
L’enfermement dans le semblable, l’effet de miroir qui stérilise la relation.
Le règne des fantasmes, de l’imaginaire qui réduit l’autre à ce qu’on y projette.
La violence qui s’exerce par l’argent.
La tromperie, la trahison, l’abandon.
La stérilité. On peut y être jeté, on peut le faire subir à l’autre1. »
Tous ces dangers sont bien réels. Et les études statistiques menées dans les pays industrialisés donnent des chiffres inquiétants : Parmi les maladies psychiques invalidantes, la dépression est la plus répandue. En Suisse comme dans les pays européens, les statistiques montrent que, selon les âges, 2 à environ 10% de la population sont affectés par cette maladie. La dépression devrait ainsi devenir, selon l’OMS d'ici à 2020, la première ou deuxième cause de problèmes de santé dans l'ensemble des pays développés. En outre, 15% des personnes souffrant de dépression grave se suicident, et 56% tentent de mettre fin à leurs jours. Les épisodes dépressifs majeurs (EDM) sont deux fois plus fréquents chez les femmes. Des situations fortement associées à la dépression sont, selon ces enquêtes, le veuvage, le divorce, le chômage, l'invalidité et le congé maladie.
Bien sûr, les chiffres ne disent pas tout même s’ils sont un bon indicateur. Les résultats seraient encore plus troublants s’ils étaient croisés avec d’autres addictions (médicaments, drogue, alcool, jeux d’agent en tous genres, etc.). Un constat s’imposerait avec force : l’adaptation au monde est loin d’être facile. Quand des difficultés importantes surgissent – parfois même en leur absence - le caractère dérisoire de l’habitude, l’absence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l’inutilité de la souffrance pèsent lourdement. Nos raisons de vivre s’effilochent… Y a-t-il des recettes ?
« Les âmes en peine »
Dans son dernier livre2, le philosophe Frédéric Lenoir imagine un monde où Dieu serait remplacé par une âme du monde. Plus besoin de s’en référer à Dieu, au Dharma, au Tao ou à l’Absolu. Une seule référence suffirait : la présence dans l’univers d’une force mystérieuse et bonne qui maintient l’ordre du monde. « À travers des contes et des réflexions, les sages du livre analysent les ressorts de la liberté : « on ne naît pas libre, on le devient », explique l’un d’entre eux. Un autre sage dira : « Être libre, c’est aussi ne pas agir en fonction du regard d’autrui. Or, bien souvent, nos actions et nos réactions sont mues par le désir de plaire ou de ne pas déplaire, de se conformer aux usages communs ou bien au contraire de se rebeller contre eux, d’attirer l’attention ou de rester discrets. Agissant ainsi, nous sommes prisonniers du regard des autres. » Les conseils se suivent : « Pour être libre passe comme un mort entre le mépris et la louange » ou encore « fais ce que tu aimes ou ce que tu penses juste, et tu seras heureux ». Des maximes de sagesse pour les âmes en peine, au carrefour de la psychologie, de la philosophie et de la spiritualité, qui rencontrent un franc succès3. » N’est-ce pas l’indice justement qu’il n’est pas si simple d’affronter l’apparent non-sens de la vie et de l’univers ? Le succès de ce livre ne dit-il pas aussi, à mon sens tragiquement, la perte de référence d’une spiritualité chrétienne devenue inutile pour beaucoup, quand elle n’est pas tout simplement incompréhensible ? Bien sûr, la modernité privilégie le syncrétisme, souvent d’ailleurs teinté d’utilitarisme. Le New Age est passé par là avec son affirmation massive : du moment que ça me convient… Alors, c’est le règne du fast food, du do it yourself, du vite pensé et des recettes de bonheurs. La spiritualité prend des aspects multiples, aux contours parfois très flous ; chacun fait son marché de son mieux. Et cela se comprend, car la modernité nous impose un rythme toujours plus rapide de changements, d’adaptations à des modes de productions, des habitats, des technologies ou des modes de vie qui n’ont plus rien à voir, en une quinzaine d’années parfois, avec ce qu’ont vécu nos parents par exemple.
1 Maurice Bellet, le Dieu pervers, éditions du Cerf, 1990, p. 252-253.
2 L’âme du monde, éd. du Nil, 2012.
Intériorité et extériorité
Pour M. Delassus, il y a un principe humain d’homogénéité : la naissance accomplit se fait par la transfiguration du regard et du corps, par la conscience préréflexive qui peut librement établir les liens entre le dedans (l’Urkind ou inconscient ontologique) et le dehors, pour autant bien sûr qu’il n’y ait pas de problématiques parentales ou transgénérationnelles importantes. Il y a d’abord homogénéité neuronale, suivie de celles acquise dans la relation qui va s’étendre à l’homogénéité ontologique. « Si l’homogénéité de l’être, cet élément vital interpersonnel et interindividuel, est effective, alors on ne reste pas enfermé en elle, elle se dilate et se communique à la totalité du monde en même temps que de soi-même. Ce sentiment devient signifiant de la totalité (…) extase qui n’est pas ici la révélation d’une transcendance mais la réalité de l’immanence ontologique de l’homme ouvert à l’homogénéité, comme l’a démontré l’expérience de la perception pure (p.231). » Mais ce sentiment peut varier en intensité, décroître jusqu’au sentiment du vide ou être plénier. Il n’en est pas moins le souffle vital de l’homme, amplifié encore par l’apprentissage de la parole qui touche à tout, redéfinit, etc., et nous garde en vie.
Tout se processus, selon l’auteur, va nécessairement nous conduire à un point de rupture au moment où l’enfant va entrer dans la période d’opposition : va s’en suivre une crise prolongée qui débute par un matricide quand l’enfant comprend que son Urkind n’est pas sa mère. « Le matricide est l’acte fantasmatique de vengeance et de libération qui, seul, peut éviter l’impasse d’une dépendance devenue nuisible pour l’existence. Cela n’empêche pas que la mère réelle demeure, mais en marge (p 248). » Pour autant, cette rupture n’est pas anodine, car elle va renforcer les défenses du moi dans la soumission à l’extériorité des lois, des normes, des coutumes, etc., au point de risquer la confusion entre intériorité et extériorité. L’individu perd la référence à son inconscient ontologique, et ce faisant se trouve dans l’incapacité de vivre le rapport de soi à soi dans une harmonie suffisante ; il est alors impuissant à être son être véritable. Il y a en cette méconnaissance plus qu’un risque assimilé à la banalité de la vie. « Car l’homme qui ignore le sens de son être ne pourra que ressentir une insatisfaction profonde qui le ronge. Sauf à se soumettre pour n’être qu’un automate intégré aux institutions régnantes, il la combat par l’avidité du pouvoir et la volonté de détruire ; il s’attache aux choses sans doute, mais surtout à autrui où il projette ses déceptions et ses rancœurs. L’être humain est alors l’être qui massacre. Il dépouille, il tue à défaut d’être parce qu’il y trouve la justification de son moi dans l’appropriation, l’exploitation ou l’abolition de ce qui s’y oppose (p.322). »
Si nous avons pu sortir sains et saufs de notre enfance, nous risquons encore de nous perdre dans la confusion toujours possible entre l’intériorité et l’extériorité avec pour conséquence l’incapacité de vivre dans un rapport de soi à soi harmonieux, ce qui va se traduire par une insécurité ontologique spécifique : l’individu cherche à la combler, à la combattre, par l’avidité du pouvoir et la volonté de détruire, ou encore par la recherche avide d’une différenciation.
La pression de la différenciation
La tension de l’intériorité et de l’extériorité va s’accompagner d’une autre pression dialectique : celle de la différenciation et de l’indifférenciation, cette dernière étant ce que tout un chacun craint par-dessus tout. Comme le résume très bien Jean-Marie Delassus, l’humain cherche des solutions pour « être selon son être », mais il cherche au mauvais endroit, en se précipitant sur la matière, « sur tout ce qui l’entoure, pour modifier, corriger et obtenir ce dont il est en attente (p.297). » Le voilà confronté à l’absurde : en sa révolte il crée des réponses inadaptées ou irréfléchies. Ainsi le capitalisme a remplacé Dieu en s’adjugeant ses prérogatives ; « l’argent fait la loi et quelle qu’elle soit l’homme y est asservi (…). Malgré les scandales qui y sont monnaie courante, l’arbitraire normalisé est devenu la forme habituelle de l’absurde et le prétexte de révolutions toutes inabouties. L’homme court à a destruction et il n’est pas d’autre forme de sa prétendue éternité. La seule éternité est la mort qui transmet aux générations suivantes l’aveuglement des précédentes. Telle est la mécanique de l’homme (p.298). » L’absurde règne en maître partout : en nos modes de vie, institutions, en nos lois, nos restructurations, nos changements économiques ou institutionnels. Il y a risque obligé de normalisation. « La société nous tend la main : « Soyez comme nous et vous ne souffrirez plus, soyez des êtres automates et vous n’entendrez plus parler de l’être. » (p.304).» À cette normalisation s’ajoute encore la réification si justement décrite par le marxisme, la transformation, la réduction des êtres à l’état de marchandises, de choses ou d’objets. La dépersonnalisation nous guette et nous incite d’autant plus à réagir pour affirmer notre singularité qui va s’exprimer le plus souvent par une quête de réussites et de mérites personnels. Néanmoins, comme l’avait si bien vu Paul Tillich, nous oublions l’expérience première et fondatrice : celle de l’hostilité. Tillich dira à ce sujet : « Chacun est hostile, consciemment ou inconsciemment, envers ceux dont il se sent rejeté. Tout le monde se trouve dans cette situation, que l'on nomme « Dieu », «nature», « destin » ou « condition sociale » ce qui nous rejette. Chacun éprouve de l'hostilité envers l'existence dans laquelle il est jeté, envers les puissances cachées qui déterminent sa vie et celle de l'univers, envers ce qui le rend coupable et le menace de destruction parce qu'il est devenu coupable. Nous nous sentons tous rejetés et hostiles envers ce qui nous a rejeté. Nous essayons de l'apaiser et l'échec nous rend encore plus hostiles encore. Cela se produit souvent à notre insu. Mais il y a deux symptômes que nous ne pouvons pas éviter de voir : l'hostilité envers nous-mêmes et l'hostilité envers les autres1». L’absurdité et l’hostilité conduisent invariablement au renforcement malheureux du Moi qui engendre cette insatisfaction profonde qui nous ronge. Nous tentons bien sûr de corriger le tir par l’ego en faisant étalage de nos mérites, de nos réussites et en nous donnant en spectacle. Mais cela nous met justement en compétition les uns avec les autres, en rivalité ou en concurrence permanente, ce qui nous met sur le qui-vive ; cette lutte permanente ne peut être une solution pour être selon son être véritable, dans un rapport de soi à soi harmonieux. La quête d’un apaisement dans la frénésie consumériste n’y parviendra pas non plus car un besoin inassouvi chasse un besoin apaisé. Alors où trouver l’apaisement ? La solution passe par la reconnaissance obligée de la nécessité de rapports interhumains harmonieux : « L’homme ne peut trahir son être originaire et la liberté n’a de sens qu’à cette condition, dira J.-M.Delassus (p.323). »
1 source : http://www.eglise-reformee-mulhouse.org.
Brené Brown nous encourage à donner un sens particulier à la vie dans son livre intitulé : la vulnérabilité est une force qui peut transformer votre vie (Guy Trédamiel éditeur, 2014).
Voici en résumé et notes ce dont il est question:
L'approche de l'auteure est basée très fortement sur l'effort volontariste et l'idée d'apprendre à se dégager de ce qui nous encombre et nous mène à la honte et à la culpabilité. C'est le fruit d'un long questionnement, de nombreux entretiens, séminaires, etc. Elle se distancie des approches religieuses au motif de cette différence inacceptable entre les dogmes et pratiques.
Toutefois, il est possible de ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain ! D'avoir une pratique religieuse ou spirituelle digne de ce nom. Voici ce qu'elle pourrait contenir:
Cette approche permet une ouverture à une véritable transcendance, à un au-delà de soi qui n'est pas seulement ce quelque chose de plus grand qui demeure toujours vague ou pire une fiction narrative, sorte de case vide permettant à l'humain de se regarder passer, de se comprendre dans son rapport au monde et aux autres. Il est possible de postuler une interaction avec le divin (la Source, le vide quantique, la Matrice, etc.) sans être automatiquement hypocrite ou menteur, dans le doux délire de la pensée magique. Elle est de nature à permettre une limitation de la compensation symbolique par laquelle nous nous rendons littéralement malade! Elle nous aidera aussi à mieux prendre conscience de notre merveilleux pouvoir créateur.
Le Royaume des cieux ressemble à une personne qui se rend compte qu'elle ne viendra jamais à bout de ce qui pèse - la faute, la culpabilité et le perfectionnisme -, qu'elle n'atteindra jamais une image idéale d'elle-même qu'elle croyait nécessaire pour se rendre acceptable. Elle accueille alors son impuissance radicale; elle s'ouvre ainsi à l'avenir, à la nouveauté. à l'autre/Autre avec confiance; elle renonce à expier son malheur par une vie de fuite, de devoir ou de mensonge. Ici, la dynamique de guérison est bien une résurrection: laisser venir le courage d'oser être soi-même avec ses ombres et ses lumières en faisant face aux autres.