David Abram, né le 24 juin 1957, est un philosophe et écologiste américain. Il a fondé l'Alliance for Wild Ethics. En 2014, il occupe la chaire Arne Naess in Global Justice and the Environnement de l'université d'Oslo.
Comment se fait-il que les arbres ne nous parlent plus ? Que le soleil et la lune se bornent désormais à décrire en aveugle un arc à travers le ciel ? Et que les multiples voix de la forêt ne nous enseignent plus rien ? À de telles questions répondent le plus souvent des récits qui aboutissent à faire de nous, " enfants de la raison ", ceux qui ont su prendre conscience de ce que les humains étaient seuls au sein d'un monde vide et silencieux.
Les peuples de tradition orale – Hopis, Apaches, Koyukon, aborigènes australiens, habitants du Népal ou de la jungle amazonienne – savent qu'il n'en est rien. Le parcours et le travail d'enquête passionnants que David Abram rapporte ici leur donnent raison. Plutôt qu'une prise de conscience, ce qui nous est arrivé serait de l'ordre d'une brutale mutation écologique, qui a interrompu la symbiose entre nos sens et le monde.
" Manifestement, quelque chose manque – manque terriblement ", comme en témoigne la manière dont nous maltraitons et la terre et nous-mêmes. Toutefois, ce n'est pas l'ancien pouvoir d'animation des choses qui s'est tari. Ne sommes-nous pas témoins de scènes étranges ? N'avons-nous pas des visions ? Ne faisons-nous pas l'expérience d'autres vies... lorsque nous lisons ? Et si la magie vivifiante de nos sens avait été capturée par les mots écrits ?
Les mots de David Abram possèdent cette magie, mais surtout ils réactivent l'expérience d'un monde au présent. Ce monde alentour qui, en sourdine, continue à nourrir nos manières de penser et de parler, de sentir et de vivre.
Parce que la terre parle...mais elle peut aussi se taire: ce ne serait donc pas exactement qu'elle ne parle pas, mais qu'elle s'est tue - soit qu'on ne sache pas l'entendre, soit qu'elle ait décidé de faire silence, en certains points du monde, à certaines oreilles (pas toutes, c'est évident), peut-être à l'occasion de chaque extinction.
Selon l'auteur, pour être pleinement humain, il faut être en contact avec la nature et pas seulement avec de la technologie. Il faut donc retrouver la passion, l'étonnement ou le plaisir du rapport à la terre vivante. La magie pourrait être dans la capacité ou le pouvoir de changer à volonté son état de conscience; mais aussi liée à l'expérience de vivre dans un monde fait d'intelligences multiples et réciproques.
Cette thèse majeure et originale s'accompagne d'un argumentaire très pointu et érudit bien difficile à résumer.
Comme toujours rien ne peut remplacer la lecture.
Je vais juste en proposer un petit survol en espérant qu'il puisse donner envie de s'y plonger.
Petit survol du livre:
- Le premier chapitre relate l’expérience personnelle de David Abram quand, jeune chercheur, il s’immerge à Bali et au Népal dans des cultures et des milieux naturels qui le font entrer en relation avec des condors, des araignées, des rochers ou des herbes, expérience pendant laquelle son sentiment de dichotomie entre l’homme et son environnement se dissout totalement dans la perception d’un tout ; la Terre lui parle. Cependant, en rentrant aux États-Unis, il cesse rapidement d’entendre et de sentir ces présences qui l’avaient bouleversé, se retrouvant enfermé dans un monde humain détaché du reste de l’univers. Ce chapitre personnel, éclaire fortement la suite de l’essai.
- Notre expérience spontanée du monde est chargée de nos états émotionnels et intuitifs, à la base de notre prétendue objectivité qui sera nécessairement intersubjective, personnelle et collective. Le monde de la vie y sera la réalité vécue avant toute pensée. La terre y sera l'expérience secrète de l'archè du monde, au coeur des notions de temps et d'espace. Mais l'identité, le soi est lié à l'expérience du corps. On ne peut donc produire une image complète de la réalité car il faudrait alors exister hors du corps.
Nous sommes à la fois des objets sentant par notre corps et des sujets sensibles. Capables de toucher et d'être touchés.
Ce qui fera dire à Maurice Merleau-Ponty : « En fin de compte, reconnaître la vie du corps et affirmer notre solidarité avec cette forme physique, c’est reconnaître notre existence comme celle d’un animal parmi les autres sur terre, et ainsi retrouver et réactiver la base organique de nos pensées et de notre intelligence ». - Au coeur de tout langage se tient la fertilité poétique de la parole expressive qui construit continuellement un langage vivant, fait et refait, tissé hors du silence, qui nous immerge dans les profondeurs d'un monde animé et expressif. La différenciation entre mes sens et leur convergence spontanée dans le monde dans son ensemble témoignent de ce que je suis un être destiné à la relation.
- David Abram nous fait alors partager un cheminement passionnant. Il convoque de grands noms de la recherche anthropologique, note des points de convergence remarquables et montre que la plupart des cultures de tradition orale considéraient le monde qui nous entoure d’une manière radicalement différente à la notre. Le temps y était considéré comme cyclique, le passé et le futur ayant souvent la même valeur, et les récits de tradition orale étaient liés aux cycles naturels circadiens, lunaires ou annuels. De plus, le temps et l’espace n’étaient pas distincts dans beaucoup de cas. Le sens des contes et des histoires était indissociablement lié aux lieux, et cet ancrage était fondamental pour l’explication et la transmission du sens. Quand les sociétés humaines ont grandi en taille et en complexité, l’écriture est apparue d’abord sous forme de symboles qui étaient une représentation du monde naturel (hiéroglyphes égyptiens, idéogrammes chinois entre autres). À ce stade, le lien entre les signes de l’écriture et leurs images dans le monde réel était en partie conservé.
- L’auteur nous propose alors une démonstration convaincante, montrant que l’invention de l’écriture alphabétique par les Juifs a ouvert une nouvelle période de l’humanité durant laquelle le temps est devenu un flux. Écrits et figés, les récits issus de la tradition orale se sont trouvés séparés des lieux, et l’écriture est devenue un artéfact humain, filtre entre l’homme et son environnement sensible. Le souffle du sacré restait cependant présent, car l’absence de voyelles dans cette première écriture alphabétique imposait au lecteur de combler ces vides par son interprétation personnelle. L’adoption par les Grecs de l’écriture alphabétique, et l’adjonction des voyelles remplissant ce dernier espace pour l’environnement sensible ont amplifié cette séparation entre l’homme et la planète sensitive. L’Odyssée d’Homère, des œuvres de Platon et de Socrate sont astucieusement convoquées à l’appui de la thèse. À l’époque d’Homère, les Grecs d’avant l’écriture considéraient que le terme « âme » se référait au souffle, l’air qui tient l’univers et lui donne vie. Au temps de Socrate, l’âme fut emprisonnée à l’intérieur du crâne des humains, privatisée, laissant l’homme séparé de son enveloppe sensuelle.
Le temps ne saurait être linéaire: le futur diffère alors que le passé refuse, et dès lors il se pourrait même que quelque chose se soustrait à la présence à l'intérieur du présent lui-même. C'est dans la mesure où nous organisons nos vies entre un espace statique et un temps rectilinéaire que nous sommes amenés à ignorer ou négliger notre lien à la terre: une réconciliation s'avère nécessaire.
- Un chapitre traitant de quelques peuples de tradition orale, Aborigènes d’Australie, Indiens Apaches d’Amérique du Nord, Koyukons d’Alaska, apporte un éclairage à la thèse et offre une synthèse brillante et documentée nous incitant à réfléchir par exemple sur les rapports entres les mots et les sons de la Terre, les rapports entre le langage et les lieux, mais aussi des réflexions sur la magie, le rêve, le souffle, le vent, l'âme ainsi décrite dans d'innombrables traditions anciennes. Le langage humain est inséparable de la cohérence des lieux écologiques environnant, de la vitalité expressive de la terre plus qu'humaine: c'est la terre animée qui parle, et ce que disent les humains n'en est qu'une partie.
- Ainsi dans la tradition juive, le Souffle sacré n'habite pas seulement les êtres humains, il anime et nourrit également l'ensemble du monde sensible. Tout comme parler ou respirer nous lie à tout ce qui nous entoure.
Cette notion va se perdre avec la généralisation de l'alphabet: partout ou il progressait, il entreprenait de faire taire les esprits et les influences invisibles de l'air et de la terre, les dépouillant de leur anima, de leur profondeur psychique. L'air permettait une expérience plus simple de transcendance entre le vu et le non-vu: il a été remplacé par la transcendance radicale de l'Eglise avec une perte d'ancrage dans le présent, le signe de notre déracinement profond aussi impactant que le dérèglement climatique.
- La richesse de ce livre, dans les domaines philosophiques et anthropologiques, apparaît dans son ensemble à la conclusion. David Abram, dans sa coda, pointe lui-même les limites de son travail, répond par avance à des critiques qu’il pressent et envisage les réflexions encore à mener, en même temps qu’il prolonge le sens profond de son livre. Le lecteur non spécialiste, troublé, recommencera la lecture au début. Le spécialiste d’un des domaines abordés sera peut-être irrité de certains raccourcis ou simplifications mais ne manquera d’être séduit et interpellé. Le citoyen du monde tirera de grands enseignements de sa lecture pour sa réflexion sur les enjeux écologiques mondiaux, sur les rapports entre science et spiritualité.
Nous sommes enracinés au monde: chaque lieu possède son propre esprit, sa propre intelligence, sa propre psyché. Tout est vivant et conscient. Tout parle et exprime. Ce qui est faux, c'est notre rapport à l'environnement. Or, tous nos rythmes corporels, nos humeurs, notre créativité, la tranquillité sont influencés par eux. Nos sens sont en rapport de réciprocité intime avec eux. Si nous n'y revenons pas, en persistant à vivre dans un monde globalisé, le coût pourrait en être notre commune extinction. Tôt ou tard, la civilisation technique devra accepter le retour à la terre et les institutions politico-économiques se diversifier en fonction de cette terre plus qu'humaine.
Approche critique:
Même si ce travail de réflexion a été salué comme véritablement original et audacieux par la revue Science, il date en fait de 1996. Depuis, le monde n'a cessé de se globaliser autour d'un développement centré sur la surexploitation des ressources de la Terre et le gaspillage honteux. Les institutions politico-économique peinent à limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré selon les accords de Paris. C'est le pouvoir de l'argent qui dicte sa loi, le profit maximum - et irresponsable! - qui freine et diffère les mesures à prendre rapidement. Nos dépendances au monde technologique s'est encore considérablement accru sans donner de signes évidents d'essoufflement.
On est loin d'un retour à la terre! Aucune civilisation, sur tous les continents, n'est parvenu à concilier la terre et la survie raisonnable. Toutes sont allées dans l'excès, le gaspillage et la pollution. Nous sommes dès lors sans doute plus proche d'une commune extinction.
Et s'il est vrai que la science déterministe d'un côté, les religions de l'autre nous ont éloignés d'un juste rapport à la terre, c'est le pouvoir de l'argent avec sa quête irresponsable du profit à court terme qui génère les lois de la non-vie, de la mort et de l'entropie maximale. C'est là précisément - à mon humble avis - qu'un dégagement va se révéler nécessaire, qu'une (R)évolution des coeurs et des consciences est à faire.